Qui d’entre nous, au moment d’aider celui qui s’est confié à lui, ne souhaiterait que la science fût encore plus avancée ?
Mais ce qu’on nous présente comme “connaissances scientifiques” évoque bien souvent le bric-à-brac qu’un brocanteur aurait qualifié de salon artistique... Une formation méthodologique, absente de nos études, est indispensable pour découvrir les informations réellement valables, au sein d’une masse d’exercices, aussi nécessaires à l’entraînement de notre esprit que les gammes à celui du pianiste, mais qui devraient être signalés comme impropres à la consommation, sinon à la suggestion d’hypothèses.
Quelques informations sont par contre recueillies dans des conditions telles qu’elles décrivent (aux fluctuations du hasard près) une réalité potentiellement généralisable dans la situation correspondante. Mais même dans ce cas, ne s’agit-il que d’observations, dépourvues en elles-mêmes de toute signification : comme l’écrit Manuel de Dieguez, nous avons pris connaissance d’une « des régularités minutieuses et muettes de la nature », à laquelle nous pouvons dès lors « donner rendez-vous » ; et « donner rendez-vous à la nature est tellement payant que l’entendement en est subjugué et prend la réussite pour de la compréhensibilité »…, en attendant qu’une information imprévue nous révèle que nous avions mal compris.
Que nous cherchions à tirer des faits une interprétation, des conséquences plus générales, est une habitude louable en ce qu’elle stimule le fonctionnement intellectuel, et peut engendrer des hypothèses fécondes ; mais nous ne prenons pas garde que nos explications tout à la fois débordent les faits bruts, et simultanément ne prennent pas en compte toute l’information qu’ils portent (ne serait-ce que parce que nos observations sont fatalement incomplètes à l’endroit que nous ignorons encore) ; ainsi sont-elles pratiquement toujours inexactes, excessives en même temps qu’incomplètes, voire totalement erronées. Au mieux, elles repoussent l’erreur ou l’inconnu un peu plus loin. Malheureusement, ce sont elles que nous privilégions dans les connaissances mémorisées, alors que le fait brut et le détail de ses conditions de recueil, non corruptibles par notre intellect, sont ignorés ou vite oubliés.
Ainsi, notre incapacité à séparer le bon grain de l’ivraie, notre soif d’information rapide, condensée à des conclusions (presque toujours interprétatives), notre recours aux résumés (où la description des faits ne peut être correcte), font que nous sommes littéralement impressionnés par le mélange confus de quelques “vérités” et de beaucoup d’erreurs.
Peut-être parce qu’on ne nous a pas appris l’incertitude, nous ne l’aimons guère. Nous ne devrions cependant pas oublier qu’elle est partout, et représente généralement la seule vérité scientifique disponible en médecine. C’est même sans doute le fruit le plus précieux de la “spécialisation”, pour celui qui accepte de le cueillir, que de découvrir que nos belles constructions se révèlent lézardées dès qu’on les regarde d’un peu près, et ne sont parfois que des mirages. Il nous faudrait nous pénétrer de la tranquille assurance que, si confortable qu’elle soit, la certitude recèle presque toujours le faux, et accepter humblement de n’être qu’un instant dans le lent cheminement de l’esprit humain vers des erreurs moindres ou autres. Et il nous faudrait être instruits non seulement de ce qu’on croit connu, mais aussi de ses lacunes et de ses limites (ou tout au moins de celles qui ont été recensées, puisque, par définition, nous ne saurions faire le catalogue de l’inconnu).
Ce jeu de la certitude et de l’incertitude scientifique est devenu plus subtil avec l’introduction du concept de “risque” (et plus généralement des probabilités) dans notre univers médical.
La notion de risque n’est pas critiquable en soi, et représente même actuellement le meilleur concept pour décrire, ou aborder certains problèmes. Négligeons le fait qu’elle est souvent utilisée abusivement, là où il n’y a qu’hypothèse d’un risque, ou risque négligeable. Mais lorsqu’elle est utilisée valablement, pour attribuer par exemple une probabilité à diverses éventualités envisageables, et que ces probabilités sont vérifiées dans des groupes, elle demeure inadaptée et mal transmissible à l’individu isolé (celui qui nous consulte), puisque pour lui, comme on l’a dit bien souvent, telle probabilité, par exemple 75 %, ne pourra se concrétiser qu’en 0 % ou 100 %, mais jamais en 75 % ; et que dans son cas particulier, l’incertitude demeure finalement totale, tant que le risque n’est ni extrême, ni infime. En donnant un “rendez-vous”, même exact, au groupe, nous trompons toujours l’individu, parfois heureusement, mais parfois tragiquement, et tout notre appareil scientifique est impuissant à nous en apprendre davantage.
L’erreur et l’incertitude ne sont pas particulières à la science médicale. Mais notre profession a ses particularités. La population qui nous entoure n’est que fort peu incommodée par l’efflorescence des hypothèses sur de nouvelles particules, ou sur les motifs de la guerre de Troie. Mais nous, médecins, lui laissons croire, dans nos exhibitions scientifiques et nos actes quotidiens, que nous détenons des connaissances exactes pour affronter victorieusement la maladie et la mort, objets des préoccupations angoissées de chacun, pour lui ou pour les siens.
Qu’on ne prétende pas qu’elle trouve là comme seule conséquence le bénéfice d’une tranquillité d’esprit : chacun voit persister autour de lui la souffrance et la mort, et peut de plus souffrir de croire qu’elles sont dues à une erreur ou une négligence ; et un nombre croissant d’individus sont préoccupés dans leurs actes quotidiens (alimentation, activité physique), en imaginant que nous savons exactement ce qu’ils devraient faire, alors qu’eux, l’ignorant, se trompent peut-être. Un énoncé plus exact de la réalité, que nous savons certaines choses, que nous en ignorons beaucoup plus, et que nos connaissances ne signifient généralement pas puissance, peut aussi être une source de sérénité, et permettre à la médecine de retrouver une dimension plus réellement humaine.
Nous serions peut-être alors encouragés à tenir compte des limites de nos connaissances biologiques pour réfréner notre tendance naturelle au dogmatisme, dans nos paroles et nos décisions médicales, et à confronter l’argumentation biologique boîteuse à d’autres éléments qui mériteraient tout autant, sinon plus, d’être pris en considération. Combien d’ouvrages médicaux, d’articles, de présentations de congrès, et pire encore de décisions thérapeutiques “sur dossier”, réduisent l’individu, comme s’il était un quelconque organisme animal, à un ensemble de chiffres, d’images et de signes, en omettant complètement que cet organisme est habité par l’affection, la joie, la peine, l’angoisse, le désir, qu’il se comporte comme membre d’un groupe et a besoin d’y conserver sa place et sa fonction, que sa vie a d’autres dimensions que sa durée et peut être fondée sur des valeurs profondément différentes des nôtres, mais tout aussi valables qu’elles.
Ces réalités sont-elles méprisables par ce qu’elles ne sont pas mesurables, ou n’est-ce pas nos connaissances qui sont méprisables de ne pas pouvoir les prendre en compte ? Qui connaît d’ailleurs les conséquences biologiques à long terme de la souffrance morale, de l’angoisse, du bien-être, de l’affection ? On a quelques raisons de les croire importantes : est-ce véritablement la marque d’une attitude scientifique que de ne pas tenir compte de cette éventualité, et est-ce la marque du progrès scientifique que d’anéantir ce que des millénaires de civilisation ont fait de l’Homme ?
Placer la santé ou, de façon plus dérisoire encore, la longévité, comme but ultime, c’est oublier que dans notre vie personnelle, elles ne sont qu’un moyen (pas toujours indispensable) pour atteindre nos objectifs, choisis plus ou moins consciemment selon notre propre échelle de valeurs. Bien souvent, et sans que nous le sachions toujours, nos conseils amènent l’individu à sacrifier à la perspective d’une amélioration de sa santé les valeurs les plus profondes de sa vie. Mais, si pour lui faire accepter ce sacrifice, nous avons présenté de façon trop optimiste ou surestimé notre efficacité thérapeutique, ne lui avons-nous pas fait lâcher la proie pour l’ombre ? Or il peut ne pas sentir cette menace, ou croire que nous l’avons prise en considération, ou nous imaginer plus efficaces que nous ne le sommes. Qu’il accepte nos propositions signifie seulement sa confiance.
Mais avons-nous les moyens de la mériter ? Alors que nos connaissances biologiques sont limitées ; et que la plupart d’entre elles s’expriment par des probabilités et non par la certitude que l’individu attend de la science ; alors que nous devons enfin tenir compte de ce que désire profondément celui qui nous fait face, mais qui, même s’il le voulait, demeure incapable de nous communiquer la totalité de ce qu’il est, veut devenir, et refuse d’être.
Le problème ne se poserait guère si nous limitions nos activités à des troubles majeurs, aigus, intolérables ou compromettant la vie à court terme. Mais lorsque le trouble est chronique, peu invalidant, lorsque le bénéfice thérapeutique, fût-il statistiquement significatif, est modeste et incertain, alors que la prise en charge médicale est plus qu’un traitement anodin de quelques jours, comment nous assurer que nos justifications biologiques ne seront pas débordées par une souffrance plus profonde ?
Celle-ci pourrait être due à ce que nous avons altéré l’individu, par la révélation d’un “risque” insoupçonné, ou par l’angoisse, ou par un effet latéral du traitement, etc., et l’avons empêché de poursuivre comme auparavant ses objectifs les plus fondamentaux ; et sans que nous en soyons parfois jamais informés, ou sans que nous en ressentions l’importance, ou sans que nous osions mettre cette altération en balance avec le dogme en cours. Si d’aventure nous l’apprenons, ce sera bien souvent trop tard pour revenir en arrière ; et tout ceci sans même que l’intéressé ait pressenti le problème ou ait osé opposer la poussière de sa singularité à ce qu’il croit la montagne de notre science.
Et comme il nous revient cependant de lui donner conseil, que pouvons-nous faire, sinon essayer patiemment de le comprendre, non seulement du point de vue médical, mais dans tout ce que la conversation nous permet de soupçonner de son être, dont nous sous-estimons cependant toujours la richesse, et compatir à ce que serait sa vie dans les diverses optiques évolutives et thérapeutiques envisageables, maintenant, et plus tard.
“Apprendre par la compassion” (le « durch Mitleid wissend » de Parsifal), n’est-il pas notre seule voie, quoiqu’imparfaite, pour compléter la connaissance biologique, et tenter de conseiller non plus “l’état biologique”, mais la Personne entière, en tenant compte de ce que nous savons, et de ce que nous ignorons, et comme nous souhaiterions qu’on nous conseille.
Aussi, dans les pages qui suivent (a), avons-nous cherché à présenter les quelques connaissances valables dont nous disposions (en essayant d’être exhaustif là où elles se révèlent diverger des courants d’opinion actuels), ainsi que les lacunes dont nous avions pris conscience. Nul, et nous moins que tout autre, n’oserait prétendre être à jour en tout point, mais le lecteur pourra vérifier que nous avons recherché, et lu aussi attentivement que possible, les travaux récents. Nous souhaitons l’aider à franchir le pas qui sépare le non-savoir du savoir-que-nul-ne-sait.
Nous sommes hostile aux recettes systématiques, dès lors qu’on engage Autrui. Nous ne saurions mieux dire que T.A. Preston : « Un des mythes de notre profession semble être que pour un problème médical donné, il y a une réponse biologique correcte, que seul le médecin est capable de connaître et de délivrer. En réalité, pour la plupart des problèmes médicaux, il y a plusieurs options (dont l’une consiste à ne rien faire), plus ou moins pertinentes, coûteuses, et risquées. L’option choisie reflète l’échelle de valeurs et les croyances du décideur. Quand le médecin prend seul la décision, l’intéressé est mal servi… » (b). Nous avons donc cherché à délimiter des plages de choix raisonnables, sans douter que c’est encore en dehors d’elles que quelques personnes trouveront le service qu’elles attendent de nous.
Nous n’avons pas évité l’incertitude, lorsqu’elle nous apparaissait la seule vérité disponible. Nous avons tenté de renoncer au pari conscient que l’information manquante serait conforme à l’hypothèse du jour, méthode pourtant tout aussi valable qu’un oracle antique, ou que ce que nous connaissions était plus important que ce que nous ignorons encore.
Nous ne réfléchirons jamais assez au but profond de la médecine, qui n’est pas la science, mais d’aider Autrui dans ses problèmes de santé. Nous ne devons pas nous laisser impressionner par les proclamations scientifiques : nous ne pouvons écouter celui qui, en médecine, met toujours en avant la science comme un grand scientifique, mais non comme un véritable médecin.
Pour aider Autrui, nous avons besoin de la science et de la compassion.
Trop se servir de la science, ou s’en servir trop peu, c’est toujours mal s’en servir.
Quant à la compassion, qui craindrait de trop en user prouverait, par là même, qu’il est singulièrement loin du compte.
Alain Froment
Cardiologue (69)
Le texte reproduit ci-dessus est l’introduction du fascicule “De l’hypertension à l’hypertendu - Tome I - Editions Boeringer-Ingelheim 1982.
Merci à Dominique Dupagne de m'avoir signalé ce texte, hébergé sur atoute.org depuis la disparition de la source initiale ithaque.net