Philosophe et polytechnicien, Jean-Pierre Dupuy, après un long travail sur la philosophie des sciences et sur les sciences cognitives, réfléchit aux catastrophes qui nous menacent. Il cherche à comprendre pourquoi nous ne voulons pas - ou ne pouvons pas - voir les conséquences de ce que nous déclenchons nous-mêmes.
Qu'est-ce qui vous permet de dire que « notre monde va à la catastrophe » ?
Je ne dis pas que la chose est certaine, mais que, si elle se produit, on pourra affirmer rétrospectivement (s'il reste encore des humains pour le penser) que telle était la destinée de l'aventure humaine. Or c'est un destin que nous pouvons choisir d'écarter. Si nous sommes engagés sur un chemin suicidaire, rien ne nous interdit d'en changer. Il existe une « horloge de l'apocalypse » (Doomsday clock), mise au point en 1947 par des physiciens atomistes qu'avait choqués Hiroshima. Elle indique le nombre de minutes symboliques qui nous séparent de minuit, c'est à dire de la fin du monde. L'aiguille a d'abord été fixée à sept minutes avant le moment fatal. Avec l'avènement de la bombe H, en 1953, elle a été avancée à moins deux minutes, pour revenir à moins dix-sept après la chute du mur de Berlin. Depuis janvier dernier, nous sommes à moins cinq de minuit, plus près qu'en 1947, donc. Pour trois motifs : une nouvelle ère nucléaire, caractérisée par la prolifération et par le terrorisme ; le réchauffement climatique ; la perte de contrôle de certaines technologies avancées.
Il ne s'agit donc plus seulement de la menace nucléaire ?
Les plus grands scientifiques reconnaissent que l'humanité peut recourir à deux méthodes pour s'éliminer elle-même : la violence intestine, la guerre civile à l'échelle mondiale, mais aussi la destruction du milieu nécessaire à sa survie. Ces deux moyens ne sont évidemment pas indépendants. Les premières manifestations tragiques du réchauffement climatique ne seront pas la montée des océans, les canicules, la féquence des événements extrêmes, l'assèchement de régions entières. Ce seront les conflits et les guerres provoqués par les migrations massives que l'anticipation de ces événements déclenchera. Une autre anticipation génératrice de guerres est liée à l'épuisement des ressources fossiles : les grandes puissances consommatrices se battront avec l'énergie du désespoir pour s'approprier la dernière goutte de pétrole et la dernière tonne de charbon, alors que, paradoxalement, nous ne devrions pas extraire du sous-sol plus du tiers du carbone qui s'y trouve encore enfoui si nous voulons éviter une catastrophe climatique majeure.
Et pourquoi ne trouverions-nous pas des réponses avec de nouvelles inventions, par exemple la fusion à froid ?
Elle arrivera beaucoup trop tard. On frémit d'effroi lorsqu'on apprend qu'aucun scénario dressé par les organismes spécialisés ne comporte de solution réaliste pour passer le cap des années 2040-2050. S'il y a une chose que nous ne pouvons plus nous permettre, c'est de nous abandonner à l'optimisme scientiste qui compte uniquement sur la technique pour nous sortir des impasses où nous a mis la technique.
De plus, nous ne voulons pas de la survie à n'importe quel prix. La fission nucléaire se dit capable, avec les futurs générateurs à neutrons rapides, de produire de l'électricité sûre en utilisant un matériau fissile très abondant et en recyclant une partie des déchets. Mais à quel prix en terme politique ? Choisir cette technique, c'est choisir un type de société qui s'oblige à ne faire aucune erreur sur des durées invraisemblables.
Je ne crois pas que cela soit compatible avec les principes d'une société ouverte, démocratique et juste. La façon dont la catastrophe de Tchernobyl a été gérée par la nucléocratie mondiale en fournit une bien triste illustration.
Vous pensez donc que la réponse est le « catastrophisme éclairé ». De quoi s'agit-il ?
Ce n'est certainement pas la solution à nos problèmes, laquelle ne peut être que politique. Mais c'est une attitude philosophique qui entend briser l'obstacle sur lequel achoppent les politiques de « précaution » : même lorsque nous savons que la catastrophe est devant nous, nous ne croyons pas ce que nous savons.
Ce n'est pas l'incertitude qui nous retient d'agir, c'est l'impossibilité de croire que le pire va arriver.
Le 6 août 1945 est une date charnière dans l'histoire de notre espèce. Ce jour-là, l'humanité est devenue capable de se détruire elle-même, et rien ne lui fera jamais perdre cette toute-puissance négative. Ce qui nous a épargné une apocalypse nucléaire, ce serait la dissuasion. Mais la dissuasion est un jeu extrêmement périlleux consistant à faire de l'anéantissement mutuel un destin.
Dire qu'elle fonctionne signifie simplement ceci : tant qu'on ne le tente pas inconsidérément, il y a une chance que le destin nous oublie - pendant un temps, peut-être long, voire très long, mais pas infini.
Ce que j'appelle le « catastrophisme éclairé » s'inspire de cette démarche. Il nous faut vivre désormais les yeux fixés sur cet événement impensable - l'autodestruction de l'humanité -, avec l'objectif, non pas de le rendre impossible, ce qui serait contradictoire, mais d'en retarder l'échéance le plus possible.
Nous sommes entrés dans l'ère du sursis. Le catastrophisme éclairé est une ruse qui consiste à faire comme si nous étions victimes d'un destin tout en gardant à l'esprit que nous sommes la cause unique de notre malheur.
Comment expliquer notre autoaveuglement ?
Sur la base de nombreux exemples, un chercheur anglais a dégagé ce qu'il appelle un « principe inverse d'évaluation des risques » : la propension d'une communauté à reconnaître l'existence d'un risque, explique-t-il, serait déterminée par l'idée qu'elle se fait des solutions. Comme les pouvoirs qui nous gouvernent, économiques et politiques, croient qu'un changement radical de nos modes de vie et un renoncement au « progrès » seraient le prix à payer pour éviter le désastre, et que cela leur paraît irréalisable, l'occultation du mal s'ensuit inévitablement.
Les raisons de notre cécité sont multiples. L'extrême division du travail joue un rôle. Des productions que l'on s'accorde à juger superflues ou même nuisibles sont légitimées par le travail qu'elles fournissent à la population. La raison principale a trait à notre rapport au temps qui précède la catastrophe. Nous ne tenons celle-ci pour possible qu'après qu'elle a eu lieu. C'est bien là la source de notre problème. Car prévenir la catastrophe implique de croire en sa possibilité avant qu'elle ne se produise. Mais, si on réussit à la prévenir, sa non-réalisation la maintient dans le domaine de l'impossible, et les efforts de prévention apparaissent rétrospectivement inutiles. Cela s'est passé avec le « bogue de l'an 2000 ».
Vous semblez porter une critique de la technique, comme si elle contenait le mal ?
Certainement pas. Je dois au contraire me déprendre de la fascination qu'elle exerce sur moi. La technique a fait partie intégrante de ma formation initiale, parfaitement rationaliste. Lorsque j'en parle, je sais ce dont il s'agit, et je suis l'un des rares philosophes, en France, qui mettent au coeur de leur pensée la philosophie de la technique. C'est parce que je prends la technique comme objet de ma réflexion critique qu'on croit que je la récuse, ce qui est absurde.
On répète souvent, y compris chez les philosophes, que la technique est l'instrument du rêve que Descartes impute à l'homme moderne, « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Lorsqu'on est critique, on ajoute que ce rêve a mal tourné, et qu'il convient de regagner la « maîtrise de la maîtrise ». C'est se tromper d'époque. C'est rester prisonnier d'une conception de la technique qui voit en celle-ci une activité rationnelle, soumise au calcul des moyens et des fins. C'est rater ce qu'il y a de profondément inédit dans les technologies actuelles.
Avec la « convergence » entre les nanotechnologies et les biotechnologies, l'homme prend la relève des processus biologiques, il participe à la fabrication de la vie. Or celui qui veut fabriquer de la vie ne peut pas ne pas viser à reproduire sa capacité essentielle, qui est de créer à son tour du radicalement nouveau. Son ambition étant en dernière instance de déclencher dans la nature des processus complexes irréversibles, l'ingénieur de demain sera un apprenti sorcier non par négligence ou par incompétence, mais par dessein. C'est effrayant et fascinant à la fois. La condamnation ou l'indignation morales seraient des réponses un peu courtes à cette mutation profonde de la technologie.
Mais l'humanité a toujours fait ce qu'elle pouvait faire, elle ne s'est jamais autolimitée...
Sur les plans social et politique, l'humanité s'est toujours autolimitée - sinon, il n'y aurait pas eu de société humaine possible. C'est par des systèmes d'interdits et d'obligations garantis par le sacré que les sociétés traditionnelles y parvenaient. L'idéal politique moderne, que Rousseau appelle la liberté, et Kant, l'autonomie, consiste à se donner des lois à soi-même et à les respecter. L'autonomie, c'est l'autolimitation.
C'est la désacralisation (ou « désenchantement ») du monde, sans doute déclenchée par le travail souterrain du judaïsme et du christianisme, qui a introduit l'illimité dans notre univers et qui a permis le développement sans bornes, en effet, des sciences et des techniques. Le défi est de fonder les limites sur notre seule volonté libre, dans le cadre d'une démocratie. Le scénario le plus probable est hélas qu'une forme ou une autre d'écofascisme nous privera de la liberté au nom de la survie. La panique qui s'emparerait des peuples de la terre s'ils découvraient trop tard que leur survie est en jeu risquerait de faire sauter tous les verrous qui empêchent la civilisation de plonger dans la barbarie.
Qu'est-ce qui convaincra le propriétaire d'un 4 x 4 d'abandonner son mode de vie ?
Il s'agit surtout de ne pas moraliser, mais de faire voir que ce mode de vie est absurde, « contre-productif », comme disait mon maître Ivan Illich. J'ai montré naguère que l'automobiliste moyen sacrifiait le quart de sa vie éveillée à son engin, soit en se déplaçant effectivement, soit en travaillant pour se payer les moyens de ses déplacements. Rapporté à la distance moyenne parcourue, cela donne une vitesse de 7 kilomètres à l'heure. Le vélo est bien plus performant. Comme dans la fable, la tortue arrive bonne première.