Texte original sur documental.com
Les expérimentations en grandeur nature du dossier médical personnel (DMP) viennent de démarrer en France malgré les critiques constamment essuyées par le projet depuis son lancement et la menace de boycott de la part de certains industriels impliqués. Les pouvoirs publics ont fait pression pour imposer une nouvelle orientation au projet afin de maintenir l'objectif de mise en œuvre du DMP à mi-2007. Mais, du fait de ce changement de cap, le DMP conservera-t-il encore l'impact souhaité ? Le flop retentissant du carnet de santé papier est encore dans les mémoires. De nombreux reproches sont faits au projet français ainsi qu'à la façon dont il est mené, mais comment cela se passe-t-il dans les autres pays ? Guère mieux, semble-t-il, pour un grand nombre d'entre eux. Ainsi, le projet britannique montré autrefois en exemple subit aujourd'hui les mêmes tirs nourris que le projet français. Périlleuses, extrêmement complexes, sujettes à contestation, ces initiatives sont manifestement des projets à risque et l'éventualité d'un échec n'est pas à écarter. Pourtant, ces grands chantiers touchant à la santé publique se caractérisent aussi par leur modernité (complexité, sensibilité au grand public, impacts socio-économiques...) et préfigurent par là même les grands projets informatiques de demain. Cela mérite que l'on s'y attarde un peu : ces projets constituent en effet un terrain d'expérimentation qui se révèle riche d'enseignements pour l'avenir.
LES HEURS ET MALHEURS DU DMP
L'actualité vient récemment de relancer la question du dossier médical personnel (DMP), l'outil principal de la stratégie globale d'informatisation du système de santé en France, votée en août 2004. Après avoir reçu le feu vert de la CNIL, les premières expérimentations en grandeur nature du DMP ont démarré sur 17 sites en France le 1er juin dernier, sur fond de polémiques (1,2). Juste auparavant, le ministère de la Santé venait de confirmer qu'il maintenait la généralisation du DMP à partir de mi-2007, date prévue lors de l'élaboration de la loi du 13 août 2004, relative à la réforme de l'assurance maladie. Mais pour tenir cet objectif, le GIP DMP, groupement d'intérêt public en charge du pilotage du projet, a été contraint de lancer une nouvelle stratégie remettant en question plusieurs points clés du projet initial (3).
Un projet aux ambitions revues à la baisse
Petit retour arrière : le GIP avait choisi d'expérimenter d'abord différents modèles avant d'envisager la généralisation du DMP et six consortiums industriels devant assurer l'hébergement des DMP avaient été retenus pour les tests.
Cependant, en raison du retard accumulé (en début d'année, le projet affichait déjà six mois de retard), mais aussi pour des raisons techniques et financières, les pouvoirs publics ont fait pression sur le GIP DMP afin que celui-ci revoie à la baisse les ambitions du projet, avec pour mot d'ordre : maintenir coûte que coûte le déploiement du DMP à la date prévue. Et cela, "quitte à bâtir une coquille vide" pour reprendre les termes d'Olivier Auguste sur le site Internet du Figaro (4).
Pour répondre à cet ukase - jugés peu "coopératifs", deux directeurs du GIP ont déjà été limogés au cours de l'année écoulée (5) - le GIP a annoncé la mise en place d'un nouveau dispositif.
Un service universel plus compatible avec les dépenses de l'Etat
Un "service universel" du DMP va ainsi être mis en place pour le printemps 2007, afin de permettre à chaque assuré d'ouvrir son dossier médical personnel, conformément à la loi (6). Ce service universel sera assuré par un "hébergeur de référence" qui sera désigné à l'automne prochain à l'issue d'un appel d'offres. A côté de cet hébergeur de référence, d'autres industriels pourront postuler, à condition de respecter le cahier des charges (ces hébergeurs "agréés" ne se limitent pas à ceux proposés par les consortiums retenus pour les tests). L'hébergeur de référence jouera entre autres le rôle de filet de sécurité en cas de défaillance d'un opérateur privé. Mais la fiabilité du service n'est pas seule en jeu dans le choix de cet opérateur. C'est l'appel d'offres pour choisir l'hébergeur de référence qui déterminera le coût du DMP : le candidat retenu sera celui qui facturera le moins cher l'hébergement des DMP à l'Etat ; en faisant jouer le marché, le GIP DMP espère ainsi tirer les tarifs vers le bas. Tout le back-office de ce service universel sera géré par la Caisse des Dépôts et Consignations.
Plus précisément, le ministère de la Santé affirme qu'à partir de juillet 2007, tout Français devra être en mesure d'ouvrir son dossier via un portail web unique (ou par un centre d'appels s'il ne dispose pas d'un ordinateur ni d'une connexion à Internet). Cette démarche, cependant, ne sera pas obligatoire, contrairement à ce qui avait été prévu initialement : l'assuré devra en faire expressément la demande et celui-ci aura toute liberté quant au choix de son hébergeur.
Mais, du fait des délais imposés et de la volonté du ministère de la Santé de limiter les dépenses d'hébergement à une dizaine d'euros par DMP, le contenu dudit dossier en pâtit et s'appauvrit : dans la nouvelle mouture du DMP, le contenu sera limité à des données issues des remboursements de l'assurance maladie.
Autre point de friction : la généralisation sera enclenchée avant un quelconque bilan des expérimentations (utilité des différentes fonctionnalités, facilité et rapidité d'usage...).
Un DMP universel, mais facultatif... et au contenu minimum
Le site web de Fulmedico (Fédération des Utilisateurs de Logiciels médicaux et communicants) résume bien la situation à l'issue des dernières décisions des pouvoirs publics : le DMP sera universel (reposant sur un portail web unique), mais facultatif et minimum quant à la conception même de son contenu (il est en effet impossible d'envisager un DMP au contenu un tant soit peu substantiel compte tenu de l'échéance imposée) (7,8).
Il en résulte que tous les bénéfices que l'on pouvait espérer de la mise en oeuvre d'un DMP généralisé et au contenu étoffé (meilleur suivi pour l'ensemble des patients, limitation des soins redondants...) disparaissent ou s'amenuisent. Cette mise en œuvre à marche forcée d'un DMP vidé de sa substance, ne risque-t-elle pas tout simplement de tuer le projet dans l'œuf ?
Un changement d'orientation lourd de conséquences...
Ce changement de stratégie est également lourd de conséquences pour les six consortiums d'industriels retenus pour la phase de tests. Compte tenu de ce nouveau contexte, les expérimentations ont-elles donc encore une utilité ? Le gouvernement risque de plus de perdre le soutien de ces industriels. En effet, ces consortiums pensaient initialement qu'ils seraient les seuls maîtres d'œuvre. Leur rôle - dorénavant réduit - leur laisse augurer des revenus moindres à la clé. On peut donc s'interroger sur leur implication financière, sachant que certains d'entre eux risquent de se faire recaler lors du second appel d'offres (destiné cette fois-ci à la généralisation) et que, dans cette éventualité, ils ne verront aucun retour sur investissement (4,9,10). C'est donc sans surprise que certains industriels impliqués dans le projet ont lancé des menaces de boycott.
... et qui fait de nombreux mécontents
"Le gros intérêt de cet ersatz, c'est qu'il permettrait peut-être de présenter quelque chose qui aurait eu de loin la couleur du DMP et à une échéance politiquement pas trop éloignée de la date officielle de généralisation, qui est, rappelons le, toujours de janvier à juillet 2007. L'ennui de ce succédané, c'est qu'il fait beaucoup de mécontents." commente le site Fulmedico.org à propos du nouveau dispositif (5).
Et en effet, ce revirement stratégique brutal et sans concertation laisse non seulement perplexes l'ensemble des acteurs qui se sont mobilisés sur le projet depuis plus de dix-huit mois, mais il soulève un tollé général : parlementaires, associations de patients, praticiens hospitaliers et libéraux, industriels impliqués, éditeurs et SSII, presse, usagers, syndicats médicaux, partis politiques... tous font part de leur désaccord. L'Association des entreprises de systèmes d'information sanitaires et sociaux (Lessis) en appelle même à une grande négociation collective (une sorte de "Grenelle social pour le DMP" (11), titre le site 01net.com).
MAIS QUELS SONT LES GRANDS REPROCHES FAITS AU PROJET DE DMP FRANCAIS ?
Des critiques comme s'il en pleuvait !
Les événements de ces dernières semaines et les réactions qu'ils ont suscitées ne représentent que les derniers remous en date. Déjà, en 2004 lors de son lancement, le député PS Jean-Marie Le Guen brocardait le projet de DMP à l'Assemblée en le traitant de "Dossier Mal Parti" (15) et, depuis, un flot ininterrompu de critiques se déverse sur le DMP. Force est de constater que, quelle que soit leur source, toutes ces critiques s'accordent sur les mêmes points et elles reviennent sans cesse comme de véritables leitmotivs. Elles portent tant sur la façon dont est mené le projet, sur les spécifications et les choix de mise en œuvre que sur les modalités pratiques du DMP lui-même. Et pour une fois, on oublie la langue de bois !
L'attitude des pouvoirs publics est particulièrement vilipendée. Le Canard Enchaîné éreinte Philippe Douste-Blazy qui "se faisait fort de lancer une formule trois fois plus ambitieuse, mais en trois fois moins de temps et dix fois moins d'argent, que celle des précurseurs britanniques". Il n'épargne pas non plus Xavier Bertrand, l'actuel ministre de la Santé, qui ne veut pas renoncer au pari imprudent de son prédécesseur (pari carrément qualifié "d'idiot" par la publication), en maintenant le lancement de la généralisation du DMP début 2007, juste avant la présidentielle (13).
"Tels qu'ils sont conçus, les projets de dossier médical personnel (DMP et Carte Vitale 2) pourraient bien devenir une catastrophe industrielle" déclare un haut fonctionnaire qui souhaite garder l'anonymat, peut-on lire dans 01 DSI (19).
Le Ciss (Collectif Interassociatif Sur la Santé), qui au départ soutenait le DMP en raison des aspects positifs du projet initial, s'est lancé par la suite dans des critiques virulentes pour finir par remettre en question son soutien au projet (14).
Il ne s'agit là que de quelques exemples.
Le rapport du sénateur Jégou, un véritable acte d'accusation
Tous les reproches faits au projet de DMP sont parfaitement synthétisés dans le rapport d'information concernant l'informatisation dans le secteur de la santé établi par le sénateur UDF du Val-de-Marne Jean-Jacques Jégou et rendu public en novembre 2005.
Le rapport Jégou s'appuie sur des enquêtes menées auprès des acteurs du DMP et sur l'analyse du cas du dossier médical informatisé britannique pour mettre en lumière les erreurs du projet français. Il fustige pour l'essentiel :
Pour le sénateur, ce qu'il manque à la France est une volonté politique forte s'appuyant sur une équipe administrative et des moyens budgétaires importants dans la durée (une dizaine d'années), contrairement au projet similaire engagé au Royaume-Uni. En bref, la France ne s'est pas donnée les moyens de ses ambitions sur une période relativement longue (16,17).
REVUE DE DETAIL DES PROBLEMES PROPRES AU PROJET FRANCAIS DE DMP
Un calendrier irréaliste... trop politique ?
Alors que la phase d'expérimentation vient à peine de commencer, la généralisation du DMP doit démarrer dans six mois (fin 2006), pour aboutir dans un an (juillet 2007) à un DMP pour chaque assuré. L'objectif, déjà considéré au départ comme utopique par de nombreux experts, semble irréalisable compte tenu du retard déjà accumulé par le projet : "Le retard pris par rapport aux objectifs initiaux s'observe sur toutes les phases de mise en œuvre du projet" assure le sénateur Jégou (9) qui réitérait le 11 mai dernier les conclusions de son rapport d'information, lors d'un débat en séance publique au Sénat (18). Si l'on effectue une comparaison avec d'autres projets similaires, il s'agit là d'une mise en place en un temps record (par exemple, le projet britannique, lancé en 1998, ne devrait pas être bouclé avant 2010).
Tous : hauts fonctionnaires, DSI, directeurs de l'informatique médicale et industriels dénoncent en privé "le caractère illusoire de ce calendrier démentiel". Pour un ancien directeur d'hôpital, "les Français veulent faire en deux ans avec des queues de cerises ce que les Anglo-saxons envisagent sur dix ans" (et avec des budgets beaucoup plus conséquents) (19).
"On a l'impression que, pour des raisons électoralistes, on veut absolument que tout soit prêt en 2007 comme annoncé. Le risque est qu'on avance à marche forcée en mettant en place un DMP au rabais", assène Jean-Luc Bernard, président du Collectif interassociatif sur la santé (Ciss) (12).
Pour Yannick Motel, directeur général de la fédération Lessis (Les entreprises des systèmes d'information sanitaires et sociaux) : "il faudra bien cinq ans pour que le nombre de dossiers patients réels soit significatif. Et entre dix à quinze ans pour que le projet soit mature" (19).
Paradoxalement, malgré des décisions visant à hâter le déploiement du projet et malgré toute cette gesticulation, concrètement peu de choses bougent. Ainsi, par exemple, Jean-Jacques Jégou pointe sur un "petit" détail qui ne semble pas préoccuper outre mesure les pouvoirs publics : les décrets d'applications prévus par la loi d'août 2004, pourtant indispensables, ne sont pas encore parus ! (9).
Des coûts mal cernés, mal budgétés et qui ne sont pas à la hauteur des ambitions
Les estimations du coût réel du projet explosent. Selon Yannick Motel, directeur général de Lessis, "il faudra compter entre 500 millions et 1 milliard d'euros plutôt que les 15 millions d'euros prévus" (19).
Ces estimations n'ont cessé de varier depuis deux ans et les budgets sont loin de suivre.
"Si le plan de financement à court terme est plus ou moins connu, le cadrage financier à plus long terme est, pour le moment incertain" souligne le rapport Jégou (16,17).
Sur le plan budgétaire on assiste à un véritable saupoudrage. Des enveloppes sont prévues pour financer certaines phases du projet, inscrites tantôt sur le Fonds d'aide à la qualité des soins de ville (FAQSV) tantôt sur les fonds de la Sécurité sociale. Le GIP DMP s'est ainsi vu attribuer une enveloppe de 15 millions d'euros en 2005. Les 100 millions d'euros que celui-ci estime nécessaires pour 2006 n'apparaissent ni dans les budgets de l'Etat, ni dans celui de la Sécurité sociale. De plus, comme le fait remarquer le sénateur Jégou, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 ne permet pas d'identifier les crédits consacrés au déploiement du DMP au sein de l'enveloppe globale du FAQSV, fixée à 110 millions d'euros.
Selon le Canard Enchaîné, "l'établissement de chaque dossier risque de revenir à 15, voire 25 euros, soit 1 milliard au minimum à mettre sur la table. Or, le groupement DMP s'est vu royalement octroyer pour 2006 un budget de 100 millions" (13).
Quant au coût moyen annuel estimé pour un dossier patient, cet aspect est loin d'être éclairci. En l'absence d'un cahier des charges précis, ce point est difficile à chiffrer. Le sénateur Jégou situe le coût de fonctionnement du DMP en régime de croisière entre 600 millions et 1,2 milliard par an sur la base de 60 millions de dossiers actifs (16,17). De son côté, Fulmedico a repris les articles écrits à ce sujet depuis 2003 et a suivi le "cours" du DMP au fil du temps, dont les extrêmes varient de 1 à 400 euros par dossier. Il a pointé par la même occasion sur certains chiffres surprenants : ainsi, Jacques Sauret (le responsable actuel du GIP DMP) indiquait que le GIP avait prévu "une enveloppe de 26 millions d'euros en 2006 pour aider les acteurs du terrain à continuer à alimenter le DMP dans les sites d'expérimentation". Si l'on rapporte ce chiffre aux 30 000 dossiers concernés par ces expérimentations, cela place le coût du DMP à 867 euros par dossier ! (20).
Aujourd'hui, les pouvoirs publics ne veulent pas dépasser 10 euros par an et par dossier, tiendront-ils leur objectif ?
Un autre point crucial reste dans l'ombre : le financement de l'équipement informatique (et la formation qui doit l'accompagner). Le secteur libéral devra consentir des efforts importants pour s'équiper en informatique ou se mettre à niveau (si un grand nombre de médecins télétransmettent les feuilles de soins électroniques, en revanche, tous ne sont pas équipés de logiciels médicaux, loin de là). Il ne faut pas oublier non plus que 75 % des médecins hospitaliers travaillent encore sur des dossiers papier (13).
Le sénateur Jégou estime que pour les seuls hôpitaux, 100 millions d'euros seront nécessaires en investissement et 300 millions d'euros en exploitation (16,17).
L'absence de visibilité et le manque de pilotage global du projet
La France compte une multitude de missions spécialisées ou de structures impliquées dans la mise en place des systèmes d'information de santé. Il n'y a donc pas de pilotage global de la politique d'information en raison de l'éclatement des responsabilités entre les divers services de l'administration centrale et les différentes structures spécialisées. Concernant le DMP, le gouvernement a opté pour la création d'une énième entité pour piloter sa mise en place (GIP DMP) (21). Si la création de ce groupement facilite la conduite du projet, elle n'a pas été assortie d'une réflexion globale sur le rôle des nombreuses structures existantes.
L'absence d'un vrai pilote pour le projet se fait sentir. Il est vrai que la rotation est rapide à ce poste et que les responsables désignés n'ont pas le temps d'imprimer leur marque : "Le GIP DMP, créé en avril 2005, a vu se succéder, outre deux présidents, pas moins de trois directeurs. Le premier saqué au bout de quatre mois pour avoir douté qu'un tel projet soit réalisable. Son successeur a eu, lui, le malheur de confirmer qu'il ne fallait pas attendre des miracles de cette "expérimentation" improvisée" (13).
Le fonctionnement du GIP DMP est également mis sur la sellette :
"Le comité d'orientation du GIP DMP reste une chambre d'enregistrement si ce n'est un comité de promotion d'un DMP sur lequel nous avons perdu toute visibilité : une nouvelle orientation vient d'être adoptée par le conseil d'administration ... sans que le comité d'orientation en ait été saisi ! A quoi sert-il ?" dénonce le Ciss (14).
Les points qui n'avaient pas été précisés au moment du lancement du projet n'ont toujours pas été clarifiés deux ans plus tard. Et fait très révélateur, les reproches faits au projet sont les mêmes depuis le lancement du projet. En deux ans, ils n'ont pas varié d'un iota. C'est dire que le projet n'avance pas sur des points cruciaux qui conditionnent pourtant en grande partie sa réussite. La plupart des questions soulevées par le sénateur Jégou dans son rapport d'information sont restées lettre morte plus de six mois après sa publication.
Un contenu aux contours plutôt flous
Là, nous nous trouvons vraiment dans le domaine de l'inconnu. "Données médico-administratives ou données purement médicales ? [...] "Un dossier médical personnel et partagé par qui ?" [...] "A quoi et à qui servira le DMP ? Aux médecins ou aux caisses ?" se demandait fin 2005 le professeur Robin Dhote de l'hôpital Avicenne de Bobigny (19). Les interrogations subsistent. Cependant, une chose est sûre, le contenu du DMP sera "light". Light, mais pas complètement vide : lors de son lancement, il sera alimenté par le dossier pharmaceutique (promu volet médicament du DMP, il consiste en l'historique de la totalité des médicaments prescrits à un patient - remboursés ou non - au cours des quatre derniers mois) et le dossier communicant de cancérologie (les cancérologues faisant partie des catégories professionnelles ayant déjà développé une culture de partage des informations médicales) (7).
Mais ces données suffiront-elles à "amorcer la pompe" et à offrir suffisamment d'intérêt au DMP pour que les professionnels de la santé s'y rallient et acceptent de consacrer une partie de leur temps à l'alimenter ?
Le DMP risque en effet d'être dépourvu ou presque de données médicales dans un premier temps : quel intérêt pour les médecins ? Difficile dans ces conditions d'emporter leur adhésion !
Le remplissage et l'usage des dossiers reste un point délicat
A partir du moment où le DMP sera adopté, « des données médicales vont tomber automatiquement dans le DMP, mais ce sera comme une étagère mal rangée : il n'y aura personne pour les hiérarchiser, pour en faire la synthèse. Je ne vois pas en quoi les patients seront mieux soignés », dénonce Christian Saout, vice-président du Collectif interassociatif sur la santé, qui s'inquiète de « problèmes d'insécurité juridique majeurs » (22).
Par ailleurs, plus de la moitié des généralistes tiennent un dossier médical de leurs patients sur ordinateur, mais ils utilisent pas moins de 60 logiciels concurrents et incompatibles entre eux. Pour l'heure, il n'y a pas d'autre solution qu'une double saisie pour alimenter le DMP, travail pour lequel les médecins veulent être rémunérés par le biais d'une revalorisation de leurs honoraires (13).
Confidentialité et protection des données : la sécurité brille par son absence
Se pose également le problème de la confidentialité des données et de l'intérêt de certaines d'entre elles pour le DMP, et il s'agit là d'une question particulièrement épineuse ! (19).
Le "décret de confidentialité" qui devait compléter la loi d'août 2004 afin d'interdire aux assureurs, aux employeurs ou aux cabinets spécialisés l'accès au DMP n'a toujours pas été signé, au bout de deux ans. Par ailleurs, en l'absence de mesures de protection suffisantes, aujourd'hui, il est facile pour n'importe quel hacker de s'inviter dans des fichiers informatiques ; le Canard Enchaîné en a fait la démonstration en février dernier en publiant des extraits des dossiers de Sécurité Sociale de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et Philippe Douste-Blazy (13).
Or, ce problème de sécurité et de confidentialité est crucial : il pourrait faire capoter le projet du fait du manque de confiance de la part des professionnels de santé et du grand public. Un certain nombre de médecins parmi ceux qui tiennent un dossier médical de leur patient sur ordinateur ne veulent aujourd'hui en aucun cas mettre ces données sur un réseau quel qu'il soit.
L'accès au DMP soulève des problèmes éthiques et juridiques
Le très grand nombre de personnes ayant accès au DMP augmente de manière exponentielle le risque de divulgation des données médicales.
Selon le site Fulmedico, "en majorité, les différentes catégories de professionnels de santé disposeraient d'un accès global en lecture à la plus grande partie des informations du DMP, même quand elles n'ont pas de rapport avec leur domaine d'activité spécifique" (23). Cela pose en particulier la question du secret médical (qui risque de devenir un luxe à l'avenir, commente le site Fulmedico). Une solution consisterait à accorder des accès en fonction des compétences et des domaines de spécialité des différents acteurs de la santé, mais elle serait beaucoup plus lourde, complexe et coûteuse à mettre en œuvre. En ce qui concerne les droits en écriture sur le DMP, on peut également observer des situations absurdes : un médecin généraliste, par exemple, ne peut pas commenter des documents tels qu'un bilan biologique ou un courrier de spécialiste pour en corriger les erreurs ou les imprécisions (23).
Un autre élément vient compliquer davantage la situation : le patient est maître de son DMP. Il peut demander que certaines informations n'apparaissent pas sur son dossier. Ce qui conduit à une situation paradoxale que ne manque pas de souligner le site Fulmedico : "Alors même que l'on nous dit que le DMP doit servir à améliorer la qualité des soins, à éviter les évènements indésirables graves et que l'on condamne les médecins pour défaut de leur devoir d'information, on laisse au patient la liberté d'induire en erreur le praticien qui le prend en charge. Plus amusant, le patient devrait pouvoir donner des droits différents (masquer plus ou moins) aux différents professionnels de santé : il pourra en montrer plus à l'opticien qu'à son ophtalmologiste si je caricature !" (24).
Tout cela pose la question de la responsabilité du médecin qui alimente le dossier électronique et justifie les réticences du corps médical vis-à-vis du DMP.
L'absence de concertation et de recherche d'implication des parties prenantes
Le manque de concertation des parties prenantes est malheureusement évident : Il n'y a pas eu de véritable enquête sur les attentes des médecins de terrain qui seront chargés de remplir les dossiers patients en ligne. Aujourd'hui encore la concertation avec les acteurs de la santé n'existe pas (25). De plus, rien n'est fait pour obtenir l'adhésion des professionnels de santé ou du grand public. Or c'est en grande partie sur la bonne volonté des médecins que repose la réussite du projet (26).
Alors que les associations de patients (même si elles n'ont pas vraiment été associées au projet) ont plus ou moins pu faire entendre leur voix, quid de l'opinion publique alors que 48 millions d'assurés sociaux sont concernés par ce projet ? Un tel projet de société, compte tenu de la mutation des comportements qu'il implique et des questions qu'il soulève, mérite le temps de la réflexion et devrait faire l'objet d'un débat auprès du grand public et des acteurs de la santé.
Les changements de comportement visés par la réforme seront plus aidés par les sanctions et les contraintes que par un réel accompagnement du changement (cet aspect semble avoir été complètement oublié). Le DMP semble de ce fait beaucoup plus ressenti comme un outil de contrôle que d'amélioration tant par le grand public que par les acteurs de la santé. Le dossier médical électronique est pourtant une grande idée (même si elle a du mal à s'imposer), il serait dommage qu'en France un grand projet de société comme celui-là soit gâché parce que l'on confond vitesse et précipitation et que l'on se focalise davantage sur les enjeux financiers que sur les enjeux de santé publique. La maîtrise des dépenses de santé est certes une impérative nécessité, mais il ne faut pas oublier que dans "dossier médical personnel" il y a le mot "médical" et, malheureusement, les considérations médicales sont, au fil du temps et des événements, de plus en plus reléguées à l'arrière plan. Par ailleurs, si une meilleure maîtrise des soins médicaux est susceptible d'engendrer une meilleure maîtrise des dépenses en la matière, la proposition inverse ne se vérifie pas forcément.
Des problèmes insurmontables ?
En août 2004, un article des Echos (27) énonçait les clés de la réussite du projet de DMP :
Aujourd'hui, au vu des évolutions, nous sommes très éloignés de ces considérations.
Cependant, selon Stéphane Vivet (consultant indépendant, spécialiste du secteur de la santé), parmi les défis et les problèmes liés à ce chantier un certain nombre d'entre eux doivent pouvoir trouver plus ou moins rapidement une solution : la solution technique et son infrastructure de sécurité, la confidentialité des données, l'alimentation du DMP, la structuration des données, la standardisation, l'écueil de la fracture numérique. En revanche, pour lui, il existe 3 vraies difficultés : l'identification unique du patient, l'amorçage de la pompe chez les médecins libéraux, la masse critique de données pertinentes et partageables (28). Bref, du classique sur ce genre de projet.
TOUT N'EST PAS FORCEMENT NOIR AU ROYAUME DU DMP
Le tableau peut sembler particulièrement noir, mais pourtant les projets de dossiers médicaux électroniques méritent mieux que cela. Ils méritent en effet qu'on aille au-delà des critiques et qu'on les considère sous un autre œil. Il s'agit de projets extrêmement modernes qui préfigurent les grands chantiers informatiques de demain : des projets de société, nécessitant la coopération d'un très grand nombre de parties prenantes et requérant une gouvernance forte du fait de leur envergure. Ils se caractérisent aussi par des enjeux de taille : en l'occurrence, améliorer la santé publique tout en contrôlant les frais de santé (une véritable épine dans le pied pour tous les pays occidentaux). Leur mise en œuvre rencontre d'énormes difficultés liées notamment à des aspects tels que leur dépendance vis-à-vis de la politique, leur hyper-visibilité car ils touchent le grand public (tout dérapage fait alors d'énormes vagues), la dématérialisation totale sur laquelle ils reposent (entraînant des problèmes de sécurité et de confiance, mais ayant aussi un impact socio-économique important, notamment du fait des reconversions d'emplois qu'ils impliquent), les profonds changements de comportement qu'ils induisent... Ils constituent de ce fait un terrain d'expérimentation riche d'enseignements pour l'avenir. Reste à relever tous ces défis.
Quid des projet à l'étranger ?
Ce réquisitoire implacable dont fait l'objet le DMP dans l'Hexagone amène à se demander si les déboires du projet français sont propres à notre contexte national ainsi qu'à une mauvaise approche du problème ou si les projets à l'étranger connaissent des destins identiques.
Une petite incursion hors de nos frontières s'impose (A lire dans le complément 1/3 : "Tour du monde des projets de dossier médical électronique en plusieurs escales") cliquer ici
Pour faire un tour complet du sujet (regard panoramique oblige), il est indispensable de lire ou au moins de survoler les trois compléments présentés ci-dessous :
SOMMAIRE DES COMPLEMENTS
Complément 1/3 : Dossier Médical Personnel : Tour du monde des projets de dossier médical électronique en plusieurs escales cliquer ici
Complément 2/3: Dossier Médical Personnel : DMP français : historique cliquer ici
Complément 3/3 : Dossier Médical Personnel : Dans les coulisses du DMP français : les défis à relever cliquer ici