Il devait faire faire des économies à la Sécu. Mais depuis 2004, le dossier médical partagé a déjà englouti 210 millions d’argent public. Stop ou encore ?
Au service communication, on nous indique que Jean-Yves Robin, le directeur de l’Asip, n’a pas souhaité répondre à ma demande d’interview. On me dit ensuite que mes questions « semblent très orientées ». Puis, sur mon insistance à avoir un bilan, on me répond :
« Il convient de déployer le service avant d’en évaluer les usages. Dans le cas contraire, nous n’aurions toujours pas le téléphone. »
Une remarque qui a fait bondir Hervé Servy, ingénieur en télécom et fondateur de Sanoia.com : « Quand Bell a inventé le téléphone, il a d’abord vérifié que ça marchait entre deux points. L’Asip lance un satellite, sans savoir à quoi sert le téléphone. »
« Le dossier médical personnel (DMP) est une illustration du mal français : d’abord on confie à des technocrates la conception de projets compliqués. Ensuite, on essaie de les appliquer dans la réalité. Enfin, on se rend compte qu’il aurait déjà fallu interroger les gens sur le terrain. »
C’est Pierre Le Coz, philosophe et président du Comité de prévention des conflits d’intérêts à l’Agence national de sécurité sanitaire (Anses) qui fait ce constat accablant.
A ses côtés, le député socialiste Gérard Bapt, dénonce ce qu’il appelle un « mensonge d’Etat ». Il a demandé à la ministre de la Santé Marisol Touraine un changement de gouvernance à la tête de l’Agence des systèmes d’informations partagées de santé, l’Asip.
Cet organisme public créé en 2009 a dépensé en 2011 quelque 69 millions d’euros, argent provenant à 97% de l’Assurance maladie.
Déjà 210 millions d’euros ont été engloutis dans cette affaire depuis le lancement du DMP en 2004, selon un rapport de la Cour des comptes.
Las, l’agence vient de relancer son « machin » et affiche des chiffres faussement encourageants : au 30 septembre, 208 919 patients ont leur dossier médical personnel... sur 60 millions visés.
Face à nos nombreuses sollicitations, l’Asip nous a donné quelques chiffres : 40% des DMP ont été créés en ville (essentiellement des médecins libéraux) et 60% dans les établissements de soins, selon elle (au service admission des hôpitaux). Mais l’Asip n’a jamais répondu à la question-clé : combien sont réellement utilisés ? Or, selon nos informations, seulement 93 915 dossiers sont alimentés, c’est-à-dire contiennent au moins un document. Soit moins de la moitié des DMP créés !
Pire, dans les quatre régions pilotes, où l’Asip a concentré ses efforts, les chiffres réels, que Rue89 s’est procuré, sont calamiteux : parmi les professionnels de santé ayant créé des DMP en Aquitaine, l’immense majorité (93%) n’en a créé en réalité qu’un seul, lors du passage du formateur de l’Asip. En Franche-Comté c’est près de 87%. Idem en Alsace et en Picardie.
À la ministre qui doit se prononcer dans les semaines qui viennent, Gérard Bapt demande de « reprendre ce dossier à zéro et de repartir des besoins des médecins ». En effet, dit-il, si on continue « selon la Cour des comptes, les coûts pourraient être croissants ». Tout le monde voudrait éviter de suivre le chemin de l’Angleterre qui a dépensé 4 milliards de livres (presque 5 milliards d’euros) avant d’arrêter les frais.
En mars 2004, Philippe Douste-Blazy, fraîchement nommé ministre de la Santé, lance l’une de ses mesures phares pour boucher le trou de la Sécu. Il avait annoncé des économies de 3,5 milliards d’euros par an. Eviter les consultations à répétition, améliorer la qualité des prescriptions, diminuer les interactions médicamenteuses... le DMP devait être la panacée.
À l’époque, on parlait de dossier médical « informatisé », obligatoire pour tous les Français. Il s’agissait même, dans la loi du 13 août 2004 qui l’a créé, de moins rembourser les malades qui n’auraient pas leur DMP.
Les années ont passé et les ambitions n’ont cessé d’être revues à la baisse. Au point qu’en janvier 2011, Jean-Yves Robin estimait encore que « si à la fin de l’année, on avait entre un et deux millions de DMP, ce ne serait probablement pas ridicule ».
Plus question de clé USB mais d’une mise sur Internet des données. Or, estime Daniel Solaret, ancien directeur des études informatiques à l’Assurance maladie, les choix qui ont été faits sont « erronés » :
« L’hypercentralisation est un choix technique aberrant quand on a à stocker des informations aussi confidentielles. Même le Pentagone se fait pirater, on se dit qu’il y a un risque avec ce DMP de casser la relation malade-médecin. »
Le directeur de l’Agence publique gérant le DMP, Jean-Yves Robin, a été recruté alors qu’il avait des intérêts privés dans le secteur :
Reste que Santéos est aujourd’hui le principal fournisseur de l’Asip. Un marché à près de 9,5 millions d’euros sur 2011 (et 20 millions d’euros depuis 2005), selon un extrait du rapport de la Cour des comptes.
En avril dernier, dans une interview au Moniteur des pharmacies, l’ex-ministre de la santé Xavier Bertrand, qui a pourtant relancé le DMP, regrettait :
« J’aurais dû partir sur une base très simple, comme une clé USB cryptée pour chacun des assurés sociaux. »
Les représentants des généralistes sont formels, à l’instar de Claude Leicher président du syndicat MG France, qui déclarait récemment dans une interview au site Pharmanalyses :
« La fonction de DMP n’apporte rien au médecin. On ne peut s’investir dans un outil qui ne sert à rien. Le concept est mauvais depuis le départ.
On pourrait arrêter cette affaire et mettre l’argent sur la construction d’un dossier professionnel chez le médecin traitant. »
Côté usagers, Christian Saout, président du Collectif interassociatif sur la santé (CISS), voit un intérêt pour les médecins de ville à échanger des données avec l’hôpital et les infirmières. Mais certains docteurs n’ont pas envie d’un outil qui, dans le pire des cas, permettrait à l’administration de savoir ce qui se passe dans leur cabinet (combien de temps dure la consultation, par exemple). Il ajoute :
« Ce serait raisonnable de permettre l’échange de données avec l’accord des patients, c’est-à-dire une messagerie sécurisée, et que le patient puisse avoir accès au journal des traces afin de vérifier qu’on a respecté les autorisations d’échange qu’il a données. »
Pour le docteur Alain Boutry, généraliste installé à Buc dans les Yvelines, « le DMP c’est le FBI : la fausse bonne idée ». Lui a accepté de tester le DMP dans son cabinet, il a passé trois heures à installer les logiciels, et n’a pas l’intention d’en proposer à ses patients.
Il touche 300 euros pour les six mois d’expérimentation mais s’est déjà fait une raison : le DMP tel qu’il est proposé est « trop complexe, verrouillé, impraticable ».
Comme 38 000 généralistes et 700 établissements de soin, il utilise un outil créé en... 1996 : Apicrypt.
Ce service coûte 69 euros par an et permet de communiquer de manière sécurisée avec un réseau de professionnels de santé.
Son fondateur Alain Caron, estime que si l’Asip avait accepté sa proposition de travailler avec lui, il y aurait à ce jour 19 millions de DMP (chiffre extrapolé d’après le réseau de patients de ses abonnés).
Un autre problème est que les médecins, déjà débordés, n’ont pas quinze minutes à consacrer à la création du DMP de chaque patient. D’où l’idée d’une incitation financière.
En panique, l’Asip a décidé de mettre les bouchées doubles et lancé en septembre un appel d’offres destiné aux organismes de formation. Ceux-ci recevront une subvention avec un objectif de performance chiffrée : une « prime qualité d’un montant de 15% du budget effectivement alloué », si les médecins formés créent et alimentent 100 DMP en moyenne.
Une manière déontologiquement douteuse d’influencer indirectement la pratique d’un médecin, ce qui est interdit, remarquent des observateurs.
Dans la même veine, la création de DMP rapportera aux médecins 50 points dans le cadre de la rémunération à la performance (une convention entre les généralistes et la Sécu prévoyant le versement de primes en échange d’efforts pour participer à la réduction du déficit).
Combien de temps la ministre de la Santé laissera-t-elle l’Asip « poursuivre son déploiement » ?