Texte original sur lalettredegalilee.fr
On reparle du dossier médical personnel. Accaparés par la loi de santé, les syndicats de médecins n’ont pas eu le temps de voir s’approcher le char d’assaut de la CNAMTS. Le voilà aux portes de la ville (la médecine « de ville », s’entend) canon pointé sur les patients. Depuis plus de 10 ans qu’on tergiverse, le big data a envahi la planète, Facebook a dépassé le milliard de comptes actifs, mais l’accès à ses données personnelles de santé reste pour le moment un vœu pieux. Un article de la newsletter de TIC-Santé évoque la cinquième conférence santé connectée organisée par Les Échos à Paris jeudi dernier.
Souvenez-vous qu’un certain ministre de la santé, aujourd’hui chantre pipolisé mais sûrement sincère de la défense des grandes causes perdues, s’était engagé en 2004 à offrir à chaque Français un dossier médical personnel … au plus tard pour 2007.
La grande foire avait alors commencé. Après une grand-messe à Villepinte, un groupement d’intérêt public avait été hâtivement créé, et l’imperturbable Dominique Coudreau, ancien patron de la CNAMTS, énarque reconverti, avait pris le commandement d’un "comité d’orientation" aussi ingérable qu’insoumis, chargé de définir les fonctionnalités du zinzin promis.
On se souviendra que la motivation la plus forte était à l’époque de faire faire des économies à la sécu et que le challenge valait bien que la vieille dame mît la main au porte-monnaie. C’est donc dans la cagnotte du FAQSV (fonds d’aide à la qualité des soins de ville devenu depuis FIQS puis absorbé par le FIR aujourd’hui aux mains des ARS) que l’Etat a pompé pour payer les prophéties d’un ministre oublié. Il est vrai que de très sérieux cabinets comptables, comme Bearing Point en 2006, ont tenté de mesurer l’impact du DMP sur les finances de l’assurance maladie estimant l’économie à plus de 1 milliard d’euros. « Irréaliste !» éructa le rapport établi en commun par l’IGF et l’IGAS paru en novembre 2007. Un peu plus tard, le rapport Gagneux donnait le coup de grâce (La Lettre de Galilée commenta ce rapport dès sa parution, comme d'autres). Pour tuer son chien il fallait l’accuser de la rage. Gagneux fut sans pitié.
Pendant ce temps là, la loi Bachelot faisait son chemin; les ARS pointaient leur nez, on découvrait les territoires, les déserts, les parcours de soins… L'ASIP naquit dans ce contexte. Gagneux en devint le président (6 ans après il l'est encore) et on appela au chevet du DMP les meilleures pointures. Mais la mode alors n'était plus aux hypothétiques économies mais aux "ruptures". Une rupture dans le parcours du patient, disait-on, provient souvent d'une rupture dans la transmission de l'information. Alors, il fallait moins un dossier commun que du liant entre les acteurs, notamment entre les établissements de soins et les médecins de ville, et vice et versa. On privilégia la transmission, l'interopérabilité, la confidentialité, la sécurité, mais on avança peu sur le DMP demeurant désespérément vide, ou hospitalocentré, ou expérimental ou tout cela à la fois.
Avec Marisol Touraine, on serait désormais passé à un autre stade. À force d'échecs et de dossiers qui sentent le moisi, l'État jette l'éponge et rentre dans la cage du loup. La CNAMTS bonne payeuse mais laissée à l'écart depuis une décennie est appelée à la rescousse. Puisqu'elle a réussi à fabriquer un système unique au monde de stockage des données de paiement, serait-elle moins empotée que l'ASIP pour offrir à chacun de ses assurés un compte accessible sur Internet ? La CNAMTS détient déjà presque tout : deux ans de consommation, les médicaments, les analyses, les transports, les arrêts de travail, les urgences… Un hic cependant, elle ne sait pas de quoi vous souffrez. Ou alors seulement par déduction. Le maître d’œuvre du SNIIRAM, Yvon Merlières, est aux commandes du DMP. Du solide. Renversement de la charge : on ne demandera plus au médecin traitant d'ouvrir un dossier médical personnel, la CNAMTS s'en chargera. Et pour alimenter les dossiers ainsi ouverts à la demande de leur patient, les médecins seront… rémunérés. Voilà qui peut changer la donne.
La tentation ici est grande d'émettre deux commentaires. Le premier concerne le caractère monopolistique du système. Orwell n'est pas loin. Après un monopole sur les données de remboursement, voici un monopole en perspective sur les données médicales. Le dossier médical devient un outil redoutable de contrôle de la consommation/distribution des soins. Le second commentaire vise l'articulation du DMP avec la loi de santé. Le principe de la territorialisation de la santé est de planifier l'offre de soins de chaque territoire en fonction d'une offre publique hospitalière. D'où l'ire des syndicats médicaux que nous évoquions dans une Lettre de Galilée précédente. Quid alors des dossiers hospitaliers existants ?