Le 1er juillet 2007 aurait dû être marqué d'une pierre blanche dans l'histoire tourmentée de l'assurance-maladie. Quarante-huit millions d'assurés auraient dû, à cette date, pouvoir se connecter via Internet à leur dossier médical personnel (DMP), recueillant l'ensemble des données portant sur leur état de santé - diagnostics, examens, prescriptions, suivis de traitements, etc. - fournies par les professionnels de santé, en ville ou à l'hôpital. Objectif ? Tenir informé chaque professionnel des actes de ses collègues, bref, coordonner les soins. C'est du moins ce qui était prévu par la loi du 13 août 2004 relative à l'assurance-maladie créant le DMP, et qui a été confirmé à plusieurs reprises par le Groupement d'intérêt public-DMP (GIP-DMP, www.d-m-p.org), chargé de la mise en oeuvre du projet, et par les ministres de la santé successifs. Le DMP devait permettre, selon Philippe Douste-Blazy, ministre en 2004, d'économiser de 3,5 à 6,5 milliards d'euros par an !
Mais la pierre blanche a été remplacée par un trou noir après l'annonce d'un déficit de l'assurance-maladie de 6,4 milliards d'euros pour 2007, au lieu des 2,5 prévus. Commentant ces chiffres le 5 juillet, la ministre de la santé, Roselyne Bachelot, a reconnu que "les mesures de maîtrise médicalisée ont eu du mal à se mettre en place parce qu'elles sont techniques, comme le DMP", dont elle a admis ne pouvoir indiquer la date de mise en oeuvre, annonçant son intention de "relancer cette affaire". C'était le service minimum, après avoir déclaré au Monde le 22 juin que "le DMP est au point mort". Interrogé sur les raisons de ces incertitudes, le cabinet de Mme Bachelot se refuse à tout commentaire, le GIP-DMP, tenu à la réserve par sa tutelle, également. En revanche, la communauté médicale, globalement favorable à la coordination des soins, dénonce à longueur de blogs, les ratés de l'installation du dispositif. Le 21 novembre 2006, le GIP-DMP admettait une faille dans la confidentialité du système mis en place par Santénergie, l'un des six prestataires chargés, entre juin et décembre 2006, d'expérimenter le DMP sur 17 sites pilotes - ce qui a jeté un doute sur la sécurité des autres expérimentations. L'appel d'offres pour le choix de l'hébergeur de référence, chargé de recueillir, préserver et mettre à jour les (futurs) 48 millions de DMP, qui devait être lancé en mai 2006, a dû être repoussé pour des raisons juridiques. Finalement lancé le 3 avril, le nom du gagnant parmi France Télécom, Thales, Atos, IBM et Cerner, devrait être connu en septembre. Mais le principe d'un "hébergeur de référence" unique pourrait être juridiquement contesté au nom de la liberté de concurrence.
De même, le décret fixant les conditions de création, d'accès, d'alimentation et d'utilisation du DMP, n'est toujours pas publié : les expérimentations n'ont donc pas été menées dans des conditions réelles de fonctionnement, et les industriels ont dû répondre à l'appel d'offres d'avril sans connaître celles-ci. Une insécurité juridique qui a dissuadé certains prestataires d'y participer. Le projet de décret a été négocié pendant deux ans avec la Caisse nationale d'assurance-maladie (CNAM), les professions de santé, les associations de patients, etc., et se trouve actuellement soumis à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et au Conseil d'Etat.
FORT TURNOVER
En 2006, le GIP-DMP a lancé 11 appels d'offres, dont 4 compris entre 1 et 3 millions d'euros ; le financement des sites pilotes a représenté 32 millions d'euros. La Cour des comptes a annoncé le 27 juin effectuer un "contrôle" de la gestion du GIP, il est vrai passablement secouée par le fort turnover de ses dirigeants depuis sa création en avril 2005, au rythme des changements de ministre. De leur côté, les industriels engagés dans les expérimentations admettent avoir perdu de l'argent - 20 millions d'euros soupire l'un d'entre eux. "Nous étions partis sur un concept de dispositif décentralisé, auquel adhéreraient des réseaux de soins, et dont les services seraient assurés de bout en bout par un gestionnaire unique, depuis l'ouverture du dossier jusqu'à l'hébergement des données et l'information des patients", rapporte Sylvie Oziel, directrice de la filiale d'Accenture in Vita, l'un des prestataires des sites pilotes.
Mais au printemps 2006, changement de stratégie : considérant que l'interopérabilité de systèmes décentralisés mis en place par des opérateurs différents pose problème, le GIP-DMP décide de recourir à un hébergeur unique national, et de partager les services qui l'entourent entre plusieurs acteurs, dont la CNAM et la Caisse des dépôts, l'ouverture des dossiers devant être assurée par les patients ou les médecins. Sur le papier, la solution est moins coûteuse que la passation de gros marchés avec de multiples prestataires. "Mais il faudra financer le coût des services afférents, et emporter l'adhésion des patients et des médecins. Tant que l'on ne sait pas qui paiera, il sera difficile d'obtenir la mobilisation des acteurs, publics comme privés", estime Bernard Pierre, consultant chez CSC. "L'erreur stratégique du DMP, observe Yann Bourgueil, chercheur à l'Institut de recherches et de documentation en économie de la santé (Irdes), est d'avoir oublié le contexte social dans lequel il est censé se déployer : celui de professionnels autonomes et libéraux, que l'on ne peut mobiliser que sur la base du volontariat. Croire que parce qu'un outil de coordination existe, les gens vont spontanément se coordonner, est typique de la technostructure française, qui séduit les politiques toujours à la recherche de "la" solution miracle. Pour que les professionnels coopérent, il faut qu'ils se fassent confiance, sur la base d'une connaissance réciproque et de pratiques communes." Bref, le DMP risque d'être mis au rang des "grands programmes" échoués sur les récifs de la réalité des usages, comme le Concorde ou le plan calcul.