Texte original sur decisionsante.com
Serpent de mer ou poisson d'avril ? La relance annoncée du DMP, officialisée lors d'une conférence de presse du Médec le 18 mars dernier, en laisse plus d'un dubitatif, pour ne pas dire franchement sceptique. Sous la houlette de Michel Gagneux - l'inspecteur général des Affaires sociales (Igas) à l'origine du rapport explosif sur la gestion calamiteuse du dossier médical personnel - la « task force » réunie autour de lui a rendu ces derniers jours son rapport, la rampe de lancement d'un DMP en réanimation. Conscient des faibles chances de survie du dossier médical, Gagneux propose, sans perdre de temps, de surseoir à toute grand-messe autour du convalescent, et de relancer sans tarder les expérimentations.
Dossier patient ou personnel ?
Des travaux pratiques qui, selon Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Santé, devront être "transversaux", à savoir qu'ils devront porter non sur des territoires ou des régions, comme ce fut le cas auparavant, mais sur des groupes de population. Là est le point essentiel du nouveau plan de relance du DMP : "le projet n'a de sens que si c'est un outil utilisé par les professionnels de santé et permettant une amélioration des soins", a notamment affirmé Michel Gagneux. Ce qui, l'air de rien, est un sacré coup de canif dans le sacro-saint concept de "droit du patient". Un coup d'épée dans l'eau, néanmoins, pour Christian Saout (cf. interview ci-après), président du Ciss (Collectif interassociatif sur la santé), qui rappelle à l'occasion que le concept de dossier médical partagé a glissé sémantiquement vers celui de dossier médical personnel, après les déclarations tonitruantes de Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé, à l'Assemblée nationale en 2004… Outre les problèmes de gouvernance (cf. article précédent), la « task force » a aussi évoqué la mise à niveau des SIH (Systèmes d'information hospitalier) et l'informatisation de la médecine de ville, pour une mise en partage plus efficiente de l'information médicale.
Mise en commun
Partage : ce semble être le maître mot du DMP nouveau. Une notion qui, en jargon informatique, se traduit aussi par interopérabilité. Bref, la philosophie qui doit conduire les nouveaux maîtres d'œuvre et d'ouvrage du dossier médical, qu'il soit patient ou partagé, sera la suivante : du passé, ne faisons surtout pas table rase. Une opinion que partage André Loth, chef de la Miss (Mission d'informatisation des systèmes de santé) et membre de la « task force » : « Nous ne sommes plus dans une perspective de Big-Bang. Le DMP devra s'appuyer sur le DP, mais aussi sur un certain nombre d'expériences régionales abouties. Nous sommes résolument dans une perspective de convergence des travaux. L'objectif est bien l'interopérabilité. » Sonne-t-on le tocsin de l'hébergeur de référence, pour lui préférer une architecture décentralisée interopérable ? Il semblerait… Retour au réalisme, donc, et à un calendrier lucide de mise en place du DMP. Avec comme objectif une montée en charge des dossiers patients dans l'Hexagone : pour Yves Augereau, ancien directeur général de Siemens France, et chargé de mission auprès de la direction générale du Snitem, « il faudra une bonne dizaine d'années pour que tout citoyen français possède un DMP. En revanche, dès l'an prochain, nous pourrons ouvrir 1,5 million de DMP, si la relance est au rendez-vous. » Une estimation que semblent partager les pouvoirs publics, qui veulent à tout prix éviter les écueils qu'a connus le DMP premier cru. à commencer par le manque de gouvernance.
Lancé en 2004, via les articles 2 à 5 de la loi n° 2004-810 du 13 août relative à l'Assurance-maladie, le DMP n'a trouvé son tuteur qu'en avril 2005 avec la création du Gip-DMP, qui réunissait l'état, la Cnamts* et la Caisse des dépôts et consignations (CdC). En proie à une instabilité chronique, le Gip-DMP a connu, depuis sa conception, trois directeurs généraux. Conséquence : la maîtrise d'ouvrage du DMP a pris plusieurs virages à 180°, ce qui eut l'heur de provoquer l'ire du monde industriel impliqué dans le projet.
Expérimentations
La phase d'expérimentation a marqué le début de la désillusion. Les expérimentations, signées avec six consortiums (2) le 22 décembre 2005, n'ont réellement débuté qu'en septembre 2006 - alors qu'elles auraient dû commencer en avril - et se sont terminées en décembre 2006. Même si elles ont permis de tester quelque 38 200 dossiers médicaux personnels dans 13 régions, elles auront été définitivement trop courtes pour être exploitées. Yves Augereau, alors directeur de Siemens, en garde un souvenir amer : "Les industriels ont été associés au projet de DMP dès sa création en 2004. Mais les relations avec les pouvoirs publics sont devenues très difficiles en 2006 et 2007. D'abord, la fin prématurée des expérimentations a porté un coup au moral des industriels. Ces premiers travaux nous ont apporté énormément de données et d'informations, qui n'ont malheureusement pas été exploitées par la suite." Selon Yannick Motel, délégué général du Lesiss (Les entreprises des systèmes d'information sanitaires et sociaux), "chaque consortium aurait perdu peu ou prou un million d'euros dans l'expérimentation". Pour un budget global de près de 21 millions d'euros. Accusateurs, les industriels ont eux aussi fait preuve de négligence coupable lors des expérimentations : ainsi, la Cnil constatait que "3 des 5 hébergeurs ne chiffraient pas les bases de données en ligne. Le rapport final indique que plusieurs hébergeurs n'ont pas tenu compte de cette observation pourtant répétée."
Hébergeurs de référence
Deuxième déconvenue : à l'occasion d'un changement de direction en avril 2006, l'architecture décentralisée, "où chaque consortium dispose d'une liberté totale d'organisation" sur son territoire, est abandonnée au profit d'un nouveau modus operandi, qui allie portail d'accès unique au DMP (géré par la CdC) et hébergeur national de référence. Ce qui n'exclut pas l'existence d'une multiplicité d'hébergeurs agréée par celui de référence. Avantage de la solution : faire baisser le coût du DMP d'une centaine d'euros à une dizaine d'euros, assurer un service public sur tout le territoire, et doter le DMP d'une interopérabilité nationale et centralisée grâce à l'hébergeur de référence. Désavantage : braquer le lobby industriel, qui a rejeté en bloc cette solution : "Nous ne sommes pas pour cette démarche centralisatrice, affirme Yves Augereau. Il vaut mieux avoir plusieurs hébergeurs, c'est moins réducteur." Résultat : l'appel d'offres lancé le 30 mars 2007 pour l'hébergeur de référence n'a toujours pas été remporté. Et risque fort d'être abandonné, dans le cadre de la relance du DMP…
Confidentialité
Autre écueil à éviter : le respect de la protection juridique des patients. Force est de constater que ce point a été élagué en début de conception, pour ensuite resurgir avec plus de force et d'acuité, et finalement freiner la maîtrise d'œuvre du DMP. Selon le rapport parlementaire sur le DMP dirigé par Jean-Pierre Door, "manquaient ainsi le décret en conseil d'état [...] qui devait définir les conditions d'agrément des hébergeurs de données, [...] le décret en Conseil d'état [...] relatif à la confidentialité des informations médicales à caractère personnel." Et de noter que "début 2007, plusieurs questions techniques et juridiques, concernant notamment l'identifiant, le masquage et l'hébergeur de référence, restaient en suspens". à l'heure actuelle, toutes ces questions ne sont pas encore totalement tranchées, même si certaines d'entre elles ont rencontré des embryons de solutions. Exemple : la confidentialité des données inscrites dans le DMP devrait être assurée grâce à une identification par certificat physique, soit, pour les professionnels de santé, via la CPS (carte des professionnels de santé). Problème : le décret d'application qui devrait rendre effectif le répertoire partagé des professionnels de santé (RPPS), sorte de base de donnée améliorée de la CPS, n'a toujours pas été promulgué.
Standards
Enfin, puisque ce thème est au cœur du problème, il faudra bien choisir une fois pour toutes un standard d'échange des données. La norme HL7 semble actuellement faire autorité (cf. encadré). Mais n'évite pas pour autant aux uns et aux autres de s'écharper : "L'interopérabilité était un autre sujet de discorde avec les pouvoirs publics. Nous avons toujours pensé que la norme DICOM (utilisée dans l'imagerie médicale) aurait dû structurer le DMP. Les pouvoirs publics privilégiaient de leur côté les bases documentaires d'information", se rappelle Yves Augereau. Selon Hugues Dufey, directeur du Gmsih, l’IHE, l’ « adaptation » française de HL7 fait consensus, mais n'est toujours pas imposé aux établissements et professionnels de santé. "Seul le pouvoir réglementaire peut remédier à cette lacune". Et il y a urgence car, pendant que les acteurs majeurs du DMP multiplient les atermoiements, de nouveaux dossiers patients émergent.
Google & Co
Parmi les acteurs institutionnels, l'Assurance-maladie fut parmi les premiers à lancer un dossier patient, le web-médecin, qui se voulait concurrent du DMP. Il est actuellement en phase de généralisation dans toute la France. D'un coût de 5 millions d'euros, le web-médecin présente l'historique des données de remboursement dont dispose l'Assurance-maladie. "Il indique le nombre d'actes remboursés par la sécurité sociale au cours des douze derniers mois [...] mais n'indique pas le résultat des actes", relate les auteurs du rapport parlementaire de Jean-Pierre Door sur le DMP. En somme, un dossier patient du pauvre… Plus intéressante semble être l'initiative prise par le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens qui, grâce à une augmentation de 13 euros de la cotisation à l'Ordre, expérimente depuis 2007 un dossier pharmaceutique (DP) qui se généralise à la vitesse grand V (cf. encadré). Serait-ce par jalousie que la CSMF (confédération syndicale des médecins français) a décidé elle aussi de lancer son propre dossier patient ? Dans un communiqué récent, elle affirmait qu'elle "travaille depuis plusieurs mois déjà à la création d’un dossier médical professionnel (DM Pro) qui va voir le jour dans un délai rapide ouvert à tous les médecins, dans une approche spécifiquement métier." Non sans humour, un représentant des usagers de santé faisait remarquer qu'il s'agissait juste, de la part de la Confédération, d'un effet d'annonce. « J'imagine mal la communauté des médecins mettre la main à la poche pour financer ce DMP Pro », ironise-t-il.
Plus sérieusement, trois géants de l'Internet ont lancé leur propre dossier patient : il s'agit de Microsoft, Google et Orange. Sur le site HealthVault de Microsoft, mis en ligne en novembre 2007, les usagers de santé peuvent gérer et stocker leurs données de santé. Entièrement gratuit, financé par la publicité, HealthVault offre un espace de stockage, un moteur de recherche spécialisé sur la santé, et des outils divers (veille sanitaire, poids, etc.). Quant à la société Google de Larry Page et Sergey Brin, créatrice du légendaire moteur de recherche éponyme, elle a présenté au début du mois de mars dernier son dossier patient dans sa version bêta, Google Health. Il devrait être mis en ligne d'ici quelques mois et proposer des services personnalisés (renouvellement automatique d'ordonnances, rappel automatique de prise des médicaments, gestion des rendez-vous médicaux…). Google Health est actuellement testé auprès des milliers de patients de la Cleveland clinic (états-Unis).
Confidentialité : en berne
Quant au Français Orange, il n'est pas en reste. Lors du dernier salon Médec en mars dernier, Orange Healthcare, la branche santé du groupe, a présenté un éventail de solutions qui concurrencent, de près ou de loin, le DMP. Outre son carnet de santé (cf. Décision Santé n°…), Orange Healthcare a présenté un dossier patient destiné aux personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, Colomba. Un seul inconvénient, mais de taille, caractérise la majorité de ces projets : le cryptage des données. Microsoft, par exemple, jure ses grands dieux que les données médicales stockées ne sauraient être confiées à un tiers, sans l'accord du propriétaire desdites données. C'est faire fi des hackers et pirates en tous genres, et de leurs éventuels clients : assureurs, employeurs, etc. Le dénouement de la crise du DMP se fait donc, aujourd'hui, plus pressant que jamais.
(1) Jacques Sauret, directeur du Groupement d’intérêt public en charge du chantier (GIP-DMP), André Loth, chef de la Mission pour l’informatisation des systèmes de santé (et nouveau commissaire du gouvernement auprès du GIP), deux représentants de la Caisse nationale d’Assurance-maladie (CNAM), deux consultants, un oncologue hospitalier et enfin Jean-Luc Bernard, ancien président du Collectif interassociatif sur la santé (CISS), maintenant en fonction au Groupement pour la modernisation du système d’information hospitalier (GIMSIH).
(2) D3P, France Telecom/Cap Gemini/SNR, Invita (filiale Santé d'Accenture), Santénergie, GIE Santeos (filiale d'Atos), Thalès/Cegedim.
* Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés.